CHAPITRE III

Le rideau de lumière qui occultait la porte du rempart n’était pas naturel : son grésillement et son éclat particulier évoquaient dans l’esprit de Rohel les boucliers magnétiques protecteurs des vaisseaux. Il ramassa une petite pierre et la lança en direction de l’embrasure. Le projectile se désintégra avant même d’entrer en contact avec les émulsions lumineuses.

Emna lui lança un regard à la fois étonné et réprobateur. Elle craignit pendant quelques secondes que ce geste irrespectueux ne déclenche la colère du gardien de lumière et celle de ses amies les sept étoiles. Les Petits-Babûloniens l’avaient certes condamnée au bûcher, mais la sécheresse lui serait apparue comme un fléau disproportionné en regard de l’humiliation et des souffrances qu’ils lui avaient fait subir. Elle gardait à l’esprit les terribles ravages causés trois années plus tôt par la chaleur accablante des sept étoiles, les cadavres pourrissants dans les rues, les ventres ballonnés des enfants, l’odeur de la mort qui rôdait comme une ombre, les bagarres sanglantes pour la possession des derniers litres d’eau de la retenue. Les gardiens de la Loi Sacrée avaient ordonné l’immolation par le feu des premiers enfants mâles de chaque famille et la vision de petits corps ivres de souffrance au milieu des flammes dansantes continuait de la hanter.

— Émulsions magnétiques à haute densité, murmura Le Vioter d’un air sombre. Le générateur se trouve probablement de l’autre côté.

Il jetait de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule, surveillant les mouvements des fougères et des herbes de la forêt. Les ordres gutturaux des officiers du guet transperçaient le friselis des épis géants sous la brise.

Des œdèmes s’étaient formés sur ses brûlures, d’où s’échappait un liquide séreux. Il avait l’impression que le feu continuait de lui ronger les muscles, les tendons, les nerfs, et rien ne pouvait soulager la douleur, ni les effleurements de l’air ni la fraîcheur des feuilles encore imprégnées de rosée. Il s’efforçait de contenir les gémissements venant mourir sur ses lèvres, mais des vertiges le saisissaient de temps à autre qui l’amenaient au bord de l’évanouissement. Des nuées de mouches survolaient un cadavre quelques mètres plus loin. Le Vioter avait surpris le regard effrayé que la jeune femme avait jeté sur ce corps inerte et il s’était douté que sa condamnation au bûcher avait un lien avec cet homme dont la cervelle s’était en partie répandue par la tempe défoncée. Un marteau rougi de sang gisait à quelques centimètres de sa tête.

Le jewal releva la tête et fixa les herbes géantes d’un air inquiet.

— Ils seront là dans quelques secondes ! gronda Rohel, exaspéré par le feu de ses brûlures, par le mutisme de son interlocutrice, par l’odeur de charogne qui s’élevait dans les senteurs végétales et par le sentiment d’impuissance qui le gagnait. Connaissez-vous le moyen de neutraliser ce bouclier magnétique, oui ou non ?

La jeune femme resta immobile à vingt mètres de la porte de lumière, les yeux clos, les bras le long du corps. De près, la perspective du rempart était réellement écrasante, angoissante : il perdait toute limite, se confondait, au-delà de la ligne sombre de l’encorbellement, avec le bleu-gris de la plaine céleste. Il y avait quelque chose d’irréel, d’inhumain, dans cet édifice qui ressemblait davantage à une barrière tombée des cieux qu’à un simple assemblage de blocs de granit. Il s’étendait de chaque côté à perte de vue, comme pour rendre impossible tout contournement, et, en dehors de cette ouverture aux voussures ornées de sculptures animales, il ne proposait aucun autre accès, aucune lucarne, aucune meurtrière. Seule la mousse qui le recouvrait par endroits rompait la monotonie de son fond gris-bleu. Les énormes pierres étaient si étroitement imbriquées les unes dans les autres, malgré leur rugosité et leurs inégalités apparentes, qu’elles ne laissaient paraître aucun interstice, aucun jour, aucune fissure. Même en disposant des moyens technologiques les plus perfectionnés, il aurait fallu plusieurs siècles à des hommes pour concevoir et bâtir une muraille d’une telle envergure : ils auraient dû d’abord importer le granit, dont le désert d’herbe était totalement dépourvu, tailler ensuite les blocs, trouver enfin un système d’élévation suffisamment maniable et concis pour manipuler et assembler des charges de plusieurs tonnes.

Le Vioter ne connaissait qu’une civilisation capable de réaliser ce genre d’ouvrage : le peuple des Aryans de Nealindi, des bâtisseurs qui avaient érigé une muraille flottante de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres dans l’atmosphère de leur planète. Une prouesse architecturale, l’une des merveilles de l’univers dont la réputation avait franchi les limites du système solaire de Nealindi et que venaient admirer des visiteurs de tout l’univers recensé. Cependant la muraille des Aryans, qui se caractérisait par l’élégance de ses formes et de sa structure, n’était guère comparable à ce rempart massif et granuleux qui semblait émerger des profondeurs du temps.

Rohel se rendit compte, aux bruits de pas et de voix qui se rapprochaient rapidement, que les soldats du guet sortiraient bientôt de la forêt d’herbes géantes. Il serra le manche de sa dague, une arme bien dérisoire à opposer aux lances, aux épées et aux boucliers des poursuivants, d’autant qu’ils se présenteraient en nombre et qu’il était lui-même diminué par ses blessures et la fatigue d’une chevauchée de douze jours. Les sept étoiles avaient fait leur apparition à l’horizon et la température avait brusquement augmenté de plusieurs degrés, envenimant ses brûlures. Il décocha un regard courroucé à la jeune femme pétrifiée à ses côtés : le moment était mal choisi de s’abîmer dans un recueillement inutile, stérile. Paradoxalement, l’état de sa robe de laine empesée de poix, maculée de suie, ornée de multiples déchirures, mettait en valeur sa beauté.

Totalement immergée dans sa mémoire secrète, Emna avait perdu conscience de son environnement, du rempart, de la forêt d’herbes, de l’homme qui se tenait à ses côtés, du cadavre de Rachaï, du danger que représentaient les soldats du guet lancés à leur poursuite. Elle s’appliquait à opérer un tri dans le flot d’images et de sensations qui déferlaient en elle. Il lui fallait se familiariser avec les souvenirs de quelqu’un d’autre et elle ne savait pas encore les classer par ordre d’importance, elle perdait du temps à explorer des pistes qui ne menaient nulle part, elle revivait des scènes qui racontaient l’existence quotidienne du peuple des gynes mais qui ne lui étaient d’aucune utilité à ce moment précis.

Elle comprit qu’elle devait éviter de se disperser, de se laisser distraire par sa curiosité, et elle s’évertua à privilégier les souvenirs qui avaient un lien avec le rempart. À l’endroit où sa mémoire secrète l’avait transportée, elle le voyait d’une tout autre façon : il n’était pas régi par le même gigantisme et un matériau lisse et translucide, similaire à du cristal, remplaçait le granit. Une transformation qui ne la surprit pas car elle savait, quelque part au fond d’elle, qu’il changeait d’aspect et de texture selon les différents niveaux spatio-temporels de Babûlon. Cette métamorphose n’était d’ailleurs qu’une explication primaire qu’on servait aux enfants ou aux esprits simples. Elle recouvrait une réalité nettement plus complexe : les remparts, comme les niveaux, coexistaient dans un même espace mais pas dans un même temps. Il suffisait de se glisser dans un autre niveau pour passer dans une autre époque et donc avoir une vision différente de la muraille, un ouvrage tellement ancien que personne, pas même le gynécal, ne savait de quelle ère il datait.

Elle se revit courir, talonnée par la peur, se retourner toutes les trois secondes pour vérifier que les ombres noires ne la suivaient pas. Le poids et la chaleur d’un nouveau-né lui engourdissaient le bras droit. Les lèvres de l’enfant, arrondies autour de son mamelon dégagé, aspiraient goulûment le lait qui lui gonflait la poitrine. Un paysage de désolation s’étendait derrière elle et elle avait l’impression, en tentant de soustraire sa fille à la barbarie des soldats noirs, d’abandonner ses semblables à leur triste sort. Les hordes avaient surgi d’un passage inconnu, avaient déferlé sur le pays des gynes, avaient semé la terreur comme une vague ténébreuse et cruelle.

Elle savait qu’elle ne reviendrait jamais, qu’elle ne reverrait plus les somptueux paysages du pays des gynes : le gynécal lui avait ordonné de partir, de mettre sa fille à l’abri et de lui transmettre le contenu de sa mémoire avant de mourir. Elle avait cru comprendre, dans les paroles des gouvernantes, qu’elle n’en avait plus pour longtemps à vivre, et cette disparition annoncée la plongeait dans un abîme de détresse. Non pas qu’elle doutât des visions prémonitoires du gynécal, mais elle n’aurait pas le temps de faire plus ample connaissance avec sa fille, née quelques jours plus tôt, elle la laisserait grandir seule, dépourvue de la protection d’une mère, une perspective qui l’emplissait d’un sentiment d’injustice et de révolte. Elle regrettait d’avoir désiré, porté et mis au monde cette enfant : elle ne pourrait pas explorer cet amour qui imprégnait chacune de ses fibres, elle ne pourrait pas baigner cette chair issue de sa chair dans le fleuve de tendresse gonflé par les neuf mois de grossesse et les douleurs de l’enfantement.

Hors d’haleine, en sueur, le cœur lourd de désespoir, elle se glissa dans l’ouverture secrète de la muraille de cristal, ouverte quelques heures auparavant par décision du gynécal. Elle marcha quelques mètres puis eut la sensation de basculer dans une autre dimension. En un réflexe elle serra sa fille contre elle à l’étouffer. De l’autre côté, elle se retrouva dans une ville surpeuplée, barbare, sale et bruyante, où le rempart était une paroi lisse et métallique couleur de bronze.

Emna écarta d’emblée les souvenirs douloureux, atroces, qui lui encombraient l’esprit – elle s’était pliée aux exigences sordides de certains hommes de ce niveau pour préserver la vie de sa fille et obtenir de précieux renseignements sur le passage temporel – et se concentra sur le moment où elle se présenterait enfin devant la bouche obscure, située dans les fondations d’une fonderie métallique. Elle huma de nouveau l’odeur de moisissure qui dominait la puanteur des entrailles de la cité, se glissa entre les piliers plongés dans la pénombre, s’enfonça jusqu’aux genoux dans une mare visqueuse et froide, perçut la rumeur grondante des hauts fourneaux et des véhicules de transport.

Le gynécal lui avait ordonné d’emmener sa fille hors de tous les espaces-temps babûloniens, « dans le monde extérieur, là où le rempart se présentait sous la forme d’un mur aux énormes pierres de couleur grise ». La tentation de renoncer l’avait effleurée à de nombreuses reprises mais les cris de sa fille l’avaient poussée à repartir. Elle n’avait rencontré que peu de difficultés dans certains espaces-temps, où les passages avaient été soigneusement entretenus, où les habitants s’étaient montrés amicaux, compréhensifs, mais d’autres traversées ne s’étaient pas effectuées avec la même aisance : elle avait largement joué de sa séduction pour recruter ses partisans et combattre les bandes organisées qui hantaient les ruines d’une Babûlon détruite – Emna comprenait mieux sa réaction d’épouvante devant le forgeron Rachaï : sa mémoire cachée recelait des souvenirs d’actes charnels non désirés, pleins de dégoût et de fureur –, on l’avait séparée de sa fille dans une Babûlon dominée par une religion fanatique et elle n’avait dû qu’à l’intervention d’un prêtre compatissant et concupiscent de s’évader de son cachot, de reprendre sa fille, de fuir les persécutions…

Innombrables étaient les blessures qui continuaient de saigner dans l’âme d’Emna, et même si elles n’étaient pas directement siennes, même si elles ne l’avaient pas marquée dans sa propre chair, elle ressentait la souffrance de sa mère avec une terrible acuité.

C’était dans un état d’extrême faiblesse qu’elle était arrivée devant un rempart de briques. Elle avait perdu beaucoup de sang et ses plaies s’étaient infectées. Tremblante de fièvre, elle avait encore trouvé en elle les ressources d’accomplir les gestes suggérés de manière subliminale par le gynécal et nécessaires à la neutralisation de la lumière de la porte : elle avait sorti la petite boîte qu’elle gardait précieusement sur elle et dégagé le minuscule cristal qu’elle contenait. Bien qu’elle fût elle-même acristalle et que la pierre transparente eût été affectée à l’usage exclusif de sa fille, elle avait dirigé la pointe du cristal vers une brique un peu plus claire que les autres. La pierre s’était mise à vibrer, avait émis une note suraiguë, prolongée, et les émulsions lumineuses s’étaient subitement dispersées.

De l’autre côté, le rempart se présentait sous la forme d’un mur aux énormes pierres grises. Elle avait compris qu’elle était arrivée dans le monde extérieur. Elle avait compté une trentaine de pas, avait enfoui la boîte et son précieux contenu dans la terre, prenant comme second point de repère une excroissance granitique en forme de pouce replié. Quelques secondes plus tard, le bouclier de lumière s’était de nouveau déployé. Elle s’était prudemment avancée dans la forêt d’herbes géantes et avait installé sa fille dans un berceau de tiges et de mousse. Puis, obéissant aux suggestions des gouvernantes, et bien qu’il lui coûtât d’implanter des souvenirs odieux dans l’esprit tendre, pur et impressionnable de sa fille, elle s’était concentrée pour lui transmettre sa mémoire. Elle n’appartenait pas au gynécal, ce corps d’élite qui présidait aux destinées du peuple des gynes – elle avait été à la fois surprise et flattée d’apprendre que sa fille, le fruit de ses entrailles, la chair de sa chair possédait des qualités très supérieures à la moyenne et était promise à un avenir glorieux, la vision de naissance n’avait laissé planer aucun doute à ce sujet –, mais la cession de la mémoire relevait de la télépathie basique et, en dépit de son asthénie et de son opposition inconsciente, elle avait transféré dans le cerveau de sa fille ses données affectives, émotionnelles, mentales, intellectuelles, l’ensemble des éléments structurels et conjoncturels qui composaient son être superficiel et profond. Des larmes brûlantes avaient roulé sur ses joues. Conformément aux instructions, elle avait protégé cette mémoire implantée : il ne s’agissait pas que sa fille accédât à ces informations avant d’avoir atteint l’âge adulte, car elle aurait risqué la schizophrénie ou une autre forme d’altération mentale. Elle avait donc installé un interdit subconscient, une impulsion programmée pour s’estomper d’elle-même au bout de dix-huit ans.

Le dernier souvenir de sa mère qui restait à Emna, c’était la douceur d’une joue d’enfant sous la pulpe de ses doigts.

 

Une voix grave la tira de cette immersion dans un passé qui la concernait mais qui n’était pas le sien.

— Ils seront sur nous dans moins de deux minutes !

Elle fut de nouveau reliée à son environnement, aux hurlements qui provenaient de la forêt, à la chaleur torride des sept étoiles, au ciel étincelant, au grésillement des émulsions lumineuses de la porte. Elle ouvrit les yeux et lança un regard furtif en direction de la forêt. Elle distingua les silhouettes des hommes du guet entre les tiges géantes et les fougères. Son compagnon nu et couvert de brûlures avait d’ores et déjà adopté une posture de combat : les jambes fléchies, la dague pointée vers le sol, il surveillait les mouvements des poursuivants. Ses traits tirés indiquaient à la fois la tension et la souffrance. Un liquide épais s’écoulait de ses cloques crevées.

Elle s’efforça de ramener de l’ordre dans ses pensées affolées et observa le rempart à la recherche du repère visuel qu’avait choisi sa mère pour marquer l’endroit où était enterré le cristal. Elle distingua, une trentaine de mètres sur sa droite, une excroissance en forme de pouce replié sur la face granuleuse d’un bloc de granit. Elle s’en approcha. Les souvenirs de sa mère avaient glissé sur elle comme des songes, lui avaient procuré une étrange impression de dédoublement, d’irréalité, mais ce jalon matériel, en tous points conforme à l’image qu’en avait conservée sa mémoire implantée, lui prouvait qu’elle n’avait pas rêvé, qu’elle n’était pas devenue folle. Elle courut en direction de l’excroissance, remonta sa robe, s’accroupit à un mètre du rempart et commença à creuser la terre de ses ongles.

L’homme l’apostropha.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

Elle ne lui prêta aucune attention. Ses ongles se cassaient sur la croûte de terre, ses doigts s’écorchaient sur les cailloux et les mottes aussi dures et compactes que de la pierre. Les pas des soldats du guet faisaient vibrer le sol, leurs glapissements redoublaient d’intensité. Des frissons glacés lui parcoururent le corps mais elle s’efforça de ne pas céder aux impulsions de panique qui lui enjoignaient de se relever, de s’enfuir à toutes jambes, elle fit appel à toute son énergie pour percer cette terre tassée par les ans et brûlée par les rayons accablants des sept étoiles.

Elle eut la sensation très nette d’une présence dans son dos. Elle crut d’abord qu’un soldat du guet s’était approché et ses muscles du cou se contractèrent violemment.

— Vous cherchez quelque chose dont vous avez besoin pour neutraliser la lumière magnétique ?

Elle se détendit lorsque son compagnon de fortune s’accroupit à ses côtés. Elle releva la tête, écarta les mèches de sa chevelure et acquiesça d’un signe de tête.

— Cet objet est enterré profondément ? demanda-t-il en jetant d’incessants et brefs coups d’œil en direction de la forêt d’herbes.

Elle haussa les épaules. Elle se souvenait que sa mère avait glissé le cristal dans une étroite galerie qui ressemblait à un nid de mulolle, mais elle ne savait pas à quelle profondeur. Elle espérait seulement que les pluies torrentielles de la saison humide n’avaient pas provoqué des glissements de terrain.

Il planta la lame de sa dague dans le sol et, s’en servant comme d’un levier, fit sauter une motte d’une largeur de vingt centimètres.

Sans être tout à fait meuble, la terre était un peu plus facile à dégager à l’intérieur du petit cratère. Le Vioter décida de tenter le tout pour le tout. Il se désintéressa des soldats qui sortaient en nombre de la forêt et convergeaient dans leur direction. C’était peut-être un choix stupide, car rien ne lui prouvait que cette fille disposait de toute sa raison, mais il préférait s’accrocher à cette éventualité, même ténue, plutôt que d’envisager un combat perdu d’avance contre les gens d’armes.

La pointe de sa lame crissa soudain sur un objet dur. Les mains de la fille plongèrent aussitôt dans la cavité et en retirèrent une petite boîte nacrée. Elle l’épousseta rapidement, dégagea le couvercle entaillé sur un côté par la pointe de la lame, l’ouvrit, en sortit un objet transparent aux multiples facettes lisses et brillantes.

Une indicible émotion l’étreignit lorsqu’elle effleura le cristal, encore imprégné de la fraîcheur de la terre. Cette pierre ne neutralisait pas seulement le gardien de lumière du rempart, elle jetait un pont entre le passé et le présent. Elle était encore imprégnée de la vibration de la femme qui lui avait donné naissance, cette femme dont elle avait tété le sein et qui avait enduré les pires humiliations pour accomplir son devoir de gyne et de mère.

L’homme se releva et lui secoua l’épaule.

— S’il a une quelconque influence sur le bouclier magnétique, c’est le moment ou jamais de vous en servir !

Les soldats avaient cessé de courir. Ils progressaient en marchant, la tête baissée, les yeux rivés au sol. Le Vioter devinait que leur comportement craintif avait un lien avec la lumière, à laquelle ils attribuaient probablement un pouvoir surnaturel, et il entrevit immédiatement tout le parti qu’il pouvait en tirer. Il saisit la fille par le bras, la releva sans ménagement et la poussa en direction de la porte. Ils se rapprochèrent des émulsions lumineuses jusqu’à ce qu’une intolérable chaleur les enveloppe et les contraigne à s’immobiliser.

Un soldat arma sa lance mais, comme il lui était difficile de viser sans fixer ses cibles, il les manqua assez largement. L’hast siffla à quelques mètres d’eux, piqua droit sur l’embrasure, entra en contact avec les émulsions magnétiques, se pulvérisa dans une gerbe d’étincelles.

Incommodée par la chaleur, la jeune femme voulut se reculer, mais Le Vioter resserra les doigts sur son bras et la maintint en place. La sueur s’infiltrait dans ses plaies, attisait le feu de ses brûlures, lui donnait l’impression que des êtres invisibles et malveillants jetaient de l’huile bouillante sur ses plaies. Il abhorrait cette sensation de reposer entièrement sur la compétence de quelqu’un d’autre, cette façon de subir les événements plutôt que de les provoquer. Ce rempart symbolisait son impuissance à infléchir le cours du destin, d’autant qu’il lui était difficile de communiquer avec une partenaire dont il ignorait à la fois les intentions et les aptitudes.

Un coup d’œil par-dessus son épaule lui apprit que les soldats s’étaient déployés derrière eux et que, sur un ordre de leurs officiers, ils avaient armé leurs lances. Ils évitaient soigneusement de relever la tête, mais ils avaient maintenant toutes les chances de toucher leurs cibles, compensant leur manque de précision par une occupation systématique et rationnelle de l’espace. Dérangée par ce soudain remue-ménage, la nue bourdonnante des mouches s’était envolée et s’était réfugiée dans la forêt en attendant que le calme se rétablisse. La chaleur du jour exaltait l’odeur de putréfaction. La forme grise du jewal disparaissait entre les massifs des fougères.

Emna reprit empire sur elle-même. La brutalité subite de son compagnon l’avait d’abord offensée en ravivant les souvenirs encore cuisants de la sauvagerie de Rachaï. Pétrifiée, elle avait perdu le contact avec la mémoire de sa mère, elle s’était demandé ce qu’elle fabriquait devant le gardien de lumière du rempart, elle avait contemplé d’un air hagard la minuscule pierre transparente et taillée reposant au creux de sa paume. Elle avait entendu les vociférations des hommes du guet et pris conscience qu’elle serait condamnée au bûcher pour avoir transgressé la Loi d’Écart : elle avait défié du regard le gardien du rempart et seul son sacrifice par le feu pourrait éloigner la sécheresse de la Petite-Babûlon. Elle n’avait pas reconnu l’homme nu et svelte qui lui meurtrissait le bras et brandissait un poignard à la lame droite et fine. Puis ses yeux avaient été attirés par les plaies purulentes qui lui zébraient les jambes et elle avait rassemblé les pièces éparses du puzzle. Il n’avait pas hésité à entrer dans les flammes pour la tirer du feu. Il ne l’avait pas traînée devant la porte dans l’intention de la brutaliser, mais parce que l’urgence lui commandait d’agir, que le moment n’était ni aux rêveries ni aux hésitations.

Alors la mémoire de sa mère lui fut restituée. Elle saisit le cristal entre le pouce et l’index et, comme si ce geste relevait de l’évidence, elle en dirigea l’extrémité taillée en pointe vers la gueule béante de l’animal central du bestiaire ornant les voussures.

Un officier aboya l’ordre de tir. Elle refoula sa folle envie de se retourner et maintint le cristal braqué sur la gueule de la sculpture. Une vibration intense, à la limite du supportable, se propagea dans son bras, dans son épaule, dans tout son corps. Elle perçut des sifflements menaçants derrière elle et, comme cela s’était passé quelques minutes plus tôt, des spasmes violents lui contractèrent la nuque et le dos.

Le Vioter se plaça devant la jeune femme et fit face aux lances qui se dirigeaient vers eux. Il avait compris qu’elle avait besoin d’un peu de temps pour se ressaisir et utiliser son cristal – il supposait que la pierre dirigée d’une certaine manière émettait une onde qui déclenchait un mécanisme dissimulé dans l’une des sculptures du bestiaire. Il appliqua point par point les préceptes de Phao Tan-Tré, son instructeur d’Antiter : « Une impression d’uniformité, de masse, se dégage d’un ensemble de projectiles qui te prennent pour cible. Ne te laisse pas abuser par ce qui n’est qu’une illusion : ils n’ont pas été lancés à la même force, ils n’ont donc pas la même vitesse et ne t’atteindront pas en même temps. Chaque impact sera séparé par d’infimes décalages de temps. Infimes si tu ne sais pas les détecter ; une éternité si tu sais les exploiter… »

Il ne commit pas l’erreur de reculer, de réduire les intervalles, il avança vers les lances, accentuant les décalages engendrés par les différences d’intention, de réflexe et de puissance physique de ses adversaires. Instantanément ses perceptions s’affinèrent et il lui sembla que les lances ne se déplaçaient pas dans le même espace-temps. Il dévia la première d’un coup de dague rapide et précis sur la pointe hastée. Elle infléchit brusquement sa trajectoire initiale, piqua vers le sol où elle resta fichée en dépit de la dureté de la terre. Il en dévia une deuxième, une troisième, une quatrième, la lame de sa dague frappa sans relâche les fers ou les hampes.

La curiosité l’emporta sur la peur chez les hommes et les officiers du guet, intrigués par les cliquetis métalliques et les bruits sourds qui retentissaient devant eux. Ils relevèrent la tête et, tout en gardant les yeux mi-clos pour ne pas être éblouis par le gardien de lumière, ils assistèrent à l’incroyable spectacle de cet étranger qui, après avoir réussi le prodige de sauver la fille de Fraoud des flammes, déviait les lances avec une telle promptitude, une telle vivacité qu’il donnait l’impression d’être en plusieurs endroits à la fois. Une bonne vingtaine de secondes leur furent nécessaires pour prendre conscience que leurs armes de jet gisaient tous dans l’herbe rase du pied du rempart. Emna tendait toujours le bras en direction de la porte monumentale. Ils furent encore plus étonnés de voir s’estomper la lumière du gardien : ils distinguèrent les perspectives fuyantes de l’embrasure, ce large passage désormais dégagé qui donnait sur la cité légendaire de Babûlon. Abasourdis, ils ne songèrent pas à tirer leur épée ou leur poignard de leur gaine, à se précipiter sur la fille de Fraoud et son complice, un homme pourtant nu et muni d’une arme dérisoire (la virtuosité avec laquelle il maniait cette arme dérisoire avait cependant de quoi les faire réfléchir). Ils ne se rendaient pas compte que l’interdit s’était effacé en même temps que la lumière, qu’ils pouvaient donc s’avancer en toute impunité vers la porte et appréhender les deux fuyards.

Emna fut envahie d’un indescriptible sentiment d’allégresse. Elle rentrait chez elle après dix-huit années d’exil dans le monde extérieur. Elle eut une pensée émue pour Fraoud, cette mère de substitution à l’indomptable caractère : la vieille femme – aussi loin qu’Emna s’en souvînt, Fraoud avait toujours été vieille – avait été l’indispensable relais entre le passé et le présent, entre la Petite-Babûlon et la Babûlon des gynes. Elle tourna la tête et aperçut les lances qui jonchaient l’herbe jaune alentour. L’homme – comment avait-il dit qu’il s’appelait déjà ? Rohel quelque chose… – surveillait les soldats du guet. Les rayons des sept étoiles miroitaient sur la lame de sa dague dressée vers le ciel.

Comme elle ne pouvait pas utiliser sa voix pour l’appeler, elle employa spontanément le canal télépathique, la méthode de communication traditionnelle des gynes. Elle se demanda si le spectre de l’esprit de son compagnon de fortune serait suffisamment étendu pour percevoir les ondes subtiles du langage mental.

Hormis le bourdonnement des mouches, aucun bruit ne troublait le silence, et pourtant Le Vioter discerna un appel dans le lointain. Il ne se détourna pas tout de suite, ne voulant pas perdre de vue les soldats pour l’instant figés mais qui pouvaient à tout moment sortir de leur léthargie. Au bout de quelques secondes, il prit conscience que cet appel n’avait pas résonné dans l’air brûlant mais à l’intérieur de lui. Il crut dans un premier temps que Saphyr traversait l’espace et le temps pour l’assurer de son amour et de son soutien, puis il s’aperçut que ce murmure intérieur n’avait pas la fréquence vibratoire des pensées de la féelle.

— Rohel, la lumière est neutralisée, nous n’avons que peu de temps pour passer de l’autre côté du rempart.

Il pivota sur lui-même, constata d’abord que la lumière s’était retirée et avait découvert la bouche sombre et voûtée du rempart, croisa le regard expressif de la jeune femme qu’il avait sauvée des flammes et comprit qu’elle communiquait par la pensée.

Alors, il s’approcha d’elle, lui saisit la main et l’entraîna en direction de la porte.

 

Ce n’est que lorsque la fille de Fraoud et son complice eurent disparu par l’ouverture béante que les officiers du guet réagirent.

— Rattrapez-les !

Voyant que leurs hommes hésitaient – c’était tout de même la Babûlon des légendes de l’autre côté, le pays des dieux et des magiciennes –, deux officiers tirèrent leur épée et s’élancèrent à la poursuite des fugitifs. Mal leur en prit : le bouclier de lumière se déploya au moment même où ils s’engouffraient sous les voussures et les pulvérisa instantanément.

 

Les hommes restèrent un long moment glacés d’effroi devant le rempart, incapables de prendre la moindre initiative. Puis, alors que première des sept étoiles s’abîmait de l’autre côté de la construction monumentale, ils reprirent lentement le chemin du village. Ils récupérèrent l’animal gris de l’étranger dans la forêt d’herbes et admirent alors qu’ils n’avaient pas été les jouets d’un rêve.

Cycle de Lucifal
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